La grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a estimé le 16 janvier 2024 que, en fonction des conditions prévalant dans le pays d’origine, des groupes de femmes partageant une caractéristique commune mais plus largement les femmes dans leur ensemble peuvent se prévaloir d’une persécution infligée en raison de leur appartenance à « un certain groupe social » au sens de la Convention de Genève de 1951 (CJUE, Gde chambre, 16 janvier 2024, aff. C‑621/21, WS c/ Darzhavna agentsia za bezhantsite). Pour parvenir à cette conclusion radicale et inédite, la Cour s’est fondée sur la notion de genre biologique ou social qui est au cœur de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes signée dans le cadre des Nations unies le 18 décembre 1979 (ratifiée par tous les États membres- et de la convention d’Istanbul conclue le 11 mai 2011 dans le cadre du conseil de l’Europe (signée par l’Union européenne mais non par l’État mis en cause, la Bulgarie) dont l’article 60 invite les États à prendre toute mesure « pour que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution ».
La Cour de justice devait trancher si les femmes pouvaient être considérées dans leur ensemble comme appartenant à « un certain groupe social » ou, comme cela était jusqu’alors traditionnellement admis, devaient partager une caractéristique commune supplémentaire pour appartenir à un tel groupe. Littéralement, l’article 10, § 1 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 subordonne l’existence d’« certain groupe social » à deux conditions cumulatives : le partage d’un trait d’identification (une « caractéristique innée », une « histoire commune qui ne peut être modifiée » ou une « caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce ») ; l’existence d’une « identité propre » du groupe « perçu comme étant différent par la société environnante ». La Cour a estimé que le premier critère était satisfait dans le cadre des femmes au motif que « le fait d’être de sexe féminin constitue une caractéristique innée et suffit, partant, à satisfaire » à la condition d’un trait d’identification commun (pt 49). Simultanément, des femmes peuvent partager un trait commun supplémentaire. En particulier, le fait pour des femmes de s’être soustraites à un mariage forcé ou, pour des femmes mariées, d’avoir quitté leurs foyers, peut être considéré comme une « histoire commune qui ne peut être modifiée » (pt 51). La seconde condition d’identification (« l’identité propre ») est également remplie car « les femmes peuvent être perçues d’une manière différente par la société environnante et se voir reconnaître une identité propre dans cette société, en raison notamment de normes sociales, morales ou juridiques ayant cours dans leur pays d’origine » (pt 52). Il en est de même lorsque ces normes ont pour conséquence que ces femmes, en raison de cette caractéristique commune, sont perçues comme « différentes » soit par l’ensemble de la population, soit sur une partie du territoire (pt 54). La Cour de justice en tire la conséquence que les femmes relèvent dans leur ensemble d’un « certain groupe social » lorsqu’elles sont exposées à des violences physiques ou mentales en raison de leur sexe (pt 57). Même si ce point était déjà acquis, il en est de même pour les femmes qui refusent un mariage forcé ou enfreignent une norme sociale en mettant fin à ce mariage si elles sont pour cette raison stigmatisées et exposées à la réprobation de la société environnante par une exclusion sociale ou des actes de violence. Le raisonnement a été étendu aux femmes exposées à un risque de torture ou de traitements inhumains et dégradants ou à un risque de mort émanant d’un membre de leur famille ou de leur communauté pour avoir transgressé des normes culturelles, religieuses ou traditionnelles. Elles peuvent dans ce cas se prévaloir de la protection subsidiaire (pt 80).
Appartenance des femmes à « un certain groupe social ». Dans trois décisions rendues le 11 juillet 2024, la Cour nationale du droit d’asile a tiré les conséquences de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne jugeant le 16 janvier 2024 que peuvent être considérées comme appartenant à « un certain groupe social » les femmes d’un pays, « dans leur ensemble », partageant une caractéristique commune (CNDA Gde formation, 11 juill. 2024, n° 24014128, n° 24011731 et n° 240006620). Dans l’affaire n° 24014128 qui concernait une ressortissante afghane et ses deux filles mineures, la Cour nationale du droit d’asile s’est appuyée sur plusieurs sources publiques disponibles, notamment le rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme du 20 juin 2023, le rapport du rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Afghanistan du 1er septembre 2023 et un rapport de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile publié en mai 2024. Ces rapports remettent en cause les déclarations des talibans à leur arrivée au pouvoir le 15 août 2021 et leur communication officielle selon laquelle les femmes afghanes auraient le droit de travailler et d’étudier. Dans les faits, les Afghanes ont été exclues du gouvernement taliban mis en place en septembre 2021 qui a suspendu la Constitution de 2004 et toutes les lois relatives aux droits des femmes. Il a par ailleurs édicté entre septembre 2021 et mai 2023 plus de 50 décrets qui ont remis en cause plusieurs droits et libertés des femmes, notamment leur liberté de mouvement et leur droit d’accès aux soins et à la justice, et encadré leur tenue vestimentaire et leur comportement dans l’espace public. L’arrêt vise notamment les décrets des 18 septembre 2021 (limitation de l’accès à l’éducation aux filles au-delà de 12 ans), 22 décembre 2022 (privation d’accès à l’université) et 23 décembre 2021 (interdiction de se déplacer sans chaperon familial masculin au-delà de 72 kilomètres du domicile). D’autres décrets sont venus restreindre l’activité économique des femmes, notamment le décret du 4 juillet 2023 qui causé la fermeture d’environ 60 000 entreprises appartenant à des femmes. Les conséquences de cette politique discriminatoire reposant sur une incitation des hommes à surveiller leurs épouses et filles (un fonctionnaire peut perdre son emploi en cas d’infraction) ont entraîné plusieurs : disparition des femmes de la sphère publique ; recours limité à la justice ; augmentation des mariages forcés ; violences physiques non réprimées. La Cour en tire la conclusion que « ces graves mesures discriminatoires (…) qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux des femmes et des jeunes filles en raison de leur appartenance à un certain groupe social (…) doivent être considérées, tant en elles-mêmes que par leurs effets cumulés, comme des actes de persécution » (pt 13). Sur cette base, la Cour accorde le statut de réfugié à la requérante qui n’avait pas manifesté une opposition d’ordre politique ou religieux aux talibans mais avait exprimé son refus de subir les mesures portant atteinte à ses droits et libertés pour le seul fait d’être de sexe féminin. Reconnue aux jeunes filles, l’extension de la protection sur la base des principes généraux du droit applicables aux réfugiés n’a pas été accordée au fils mineur en l’absence de craintes propres.
Dans les deux autres affaires rendues le même jour (n° 24011731 et n° 240006620), la Cour a en revanche considéré que les femmes mexicaines et albanaises ne pouvaient pas être considérées dans leur ensemble comme appartenant à un groupe social. Il a été relevé que ces deux pays avaient adopté des instruments internationaux et des lois nationales pour promouvoir l’égalité entre les sexes et lutter contre les violences subies par les femmes. Pour la Cour, ces textes « traduisent l’évolution des normes sociales aussi bien que morales de cette société démocratique, les phénomènes de discrimination et de violence qui perdurent à l’encontre des femmes (ne pouvant) s’analyser comme l’expression de telles normes sociales, morales ou juridiques traduisant une manière différente de percevoir les femmes par la société environnante mais, au contraire, comme des pratiques désormais réprouvées par cette société » (n° 24011731 pt 12). Dans ces conditions, les femmes de ces deux pays ne peuvent, dans leur ensemble, être considérées comme appartenant à « un certain groupe social ».